Antoine Ferry, roi du wagon livre

Antoine Ferry, roi du wagon livre

Antoine Ferry n'est pas seulement le dernier bouquiniste du Val-d'Oise. Il est aussi le propriétaire d'un lieu unique en son genre. Car "La Caverne aux Livres" n'est pas une librairie comme les autres : c'est un antre magique dans lequel les mots tutoient le rail. Rencontre avec un chef de gare un peu à part.

On a de certaines professions une image étonnamment précise - fait d'autant plus surprenant qu'on les méconnaît la plupart du temps. Dans le cas des bouquinistes, le stéréotype en vigueur accuse souvent ce type de traits : bonnet et mitaines - en saison -, yeux corrodés par les mots - de préférence dissimulés derrière des lunettes hors d'âge -, barbe savamment négligée, érudition débonnaire, et dans certains cas, rouerie de maquignon. Autant le dire tout de suite : Antoine Ferry ne correspond pas tout à fait au profil (exception faite des lunettes).

Sur le grand échiquier du monde du travail, on situerait plus volontiers ce Titi gouailleur de 47 ans du côté du marché de Rungis que du côté des livres anciens. "J'étais chef de vente chez Desjoyaux à l'origine, je vendais des piscines à Carpentras !", reconnaît-il avec ce naturel primesautier qui innerve d'ordinaire ses propos. Un divorce difficile et une pente un peu trop difficile à remonter le pousseront à se raccrocher au wagon paternel au début des années 2000. Au propre comme au figuré. La Caverne aux Livres ne présente en effet ni les étales de Gibert Joseph, ni les boîtes des bouquinistes des quais de Seine.

"Mon père a récupéré les wagons très vite après la création de la boutique, rembobine Antoine. Au bout de deux ans, on en avait un de tri postal, et deux de marchandises." Ainsi, voilà près de trente ans que des milliers d'ouvrages, allant d'une édition des Figurines de la Bible datant du XVIe siècle au numéro d'août 1993 de la revue de charme Playboy, se bousculent en lieu et place des colis et des lettres que transportaient jadis ces anciens wagons de la SNCF. "Un grand bordel organisé" que le maître des lieux présente avec chaleur, et une pointe de contentement devant les mines ébahies des visiteurs non avertis. "Souvent, les gens qui ne connaissent pas la Caverne trouvent l'endroit magique. Ils s'imaginent qu'ils sont dans Harry Potter ou un truc du genre.", plaisante-t-il, tout en poursuivant la visite.

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Un voyage dans l'espace - "A droite, la Chine et l'Inde" - et le temps - "le Moyen Âge c'est droit devant, à côté de la Renaissance; la deuxième Guerre Mondiale c'est derrière", que notre bouquiniste effectue les yeux fermés, comme un guide de haute montagne habitué à arpenter les mêmes cimes depuis l'enfance. La découverte se poursuit ainsi de longues minutes, scandée par les repères du sherpa maison. "La bouffe, c'est à droite. Pour l'ésotérisme, les sciences occultes, tous ces trucs-là, c'est plutôt à gauche." L'évocation de la dernière section fait soudain basculer Antoine du côté des souvenirs. Et c'est à son père disparu qu'il pense alors un instant. "Un original mon père, assez mystique, souffle-t-il, dans un élan songeur. Quand un livre lui avait plu, il pouvait le revendre 100€ alors qu'il ne l'avait acheté que 10€. Mais à l'inverse, il pouvait donner un bouquin qu'il avait détesté et qu'il avait acheté 100€."

Désormais seul aux commandes de la locomotive, Antoine Ferry peut compter sur quelques mains secourables. Comme cet ancien médecin de la gendarmerie qui y passe ses journées, et "met de l'ordre dans les étagères". Ou encore la foule des anonymes, qui évoquent les trésors de la Caverne à longueur de pages Facebook. Une aide bienvenue qui étonne autant qu'elle réconforte notre bouquiniste : "J'ai pas écrit une ligne sur internet, pas un mot ! Moi je ne demande rien, les gens font ça spontanément."

Tout n'est pas facile bien sûr, et la reconnaissance n'a jamais payé les factures. Mais au fond, qu'importe que la Caverne accueille davantage de curieux que d'acheteurs, ou que les fins de mois soient parfois arides. Car l'émerveillement n'a pas de prix. Et pas de frontière, comme l'illustre la visite de Teru, un artiste japonais installé à Auvers et passé en voisin. "Il fait de l'art éphémère, des installations dans la nature. C'est génial !", présente Antoine avec son sens consommé de la mesure, avant de céder la parole au visiteur du jour. "C'est un lieu vraiment unique ici, unique...", murmure celui-ci, en jetant un regard circulaire et pensif. A l'abri de leurs lunettes, les yeux du bouquiniste s'allument alors... Comme par enchantement.

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