Le temps d’un café

Le temps d’un café

Avant de redevenir la célèbre Auberge Ravoux, l’établissement où Vincent van Gogh consuma ses derniers jours s’appelait le Restaurant Van Gogh. Année après année, Micheline et Roger Tagliana, ses propriétaires, s’appliquèrent à transformer le café vétuste dont ils avaient fait l’acquisition en un établissement incontournable de la région parisienne. Retour sur plus de trois décennies de passion qui virent convoler beaux-arts et arts de la table.

Certaines décisions anodines modifient radicalement le cours d’une vie. Quand, à 25 ans, Roger Tagliana accepta de venir entraîner les jeunes footballeurs auversois, il était à mille lieux d’imaginer qu’il allait redonner vie à l’un des lieux les plus mythiques de l’histoire de l’art. C’est pourtant ce que cet excellent manieur de ballon et sa femme Micheline accomplirent en plus de 25 ans de travail acharné.

Rien ne prédestinait pourtant le couple à croiser la route de Vincent Van Gogh, dont il ne connaissait pas même le nom. Le hasard, qui fait parfois bien les choses, se chargea de le leur apprendre. En 1951, alors qu’il cherchait « une affaire » à Auvers, Roger entendit parler du Café de la Mairie. En guise d’affaire : une auberge en déshérence, que l’eau courante elle-même avait fini par déserter. Les peintres Jean Bouvot et Robert Bethencourt eurent tôt fait de redorer le blason de cet établissement vétuste aux yeux de ses futurs acquéreurs. Car l’abandon et la poussière dissimulaient en fait un trésor : la chambre dans laquelle le peintre des tournesols vécut la fin de sa courte vie.

Il ne fut pas longtemps avant que le couple entreprît de réhabiliter la légendaire Auberge Ravoux. Un travail titanesque, entravé par le manque de moyens, mais à bout duquel vinrent l’enthousiasme et l’énergie des Tagliana. « A leur arrivée, il n’y avait plus rien pour ainsi dire, ni eau ni électricité, se remémore Régine Tagliana, la fille de Roger et Micheline. Tout était à faire, à créer. » Dès 1954, les souvenirs d’enfance d’Adeline Ravoux permirent de ressusciter la chambre du peintre hollandais, qui fut ouverte gratuitement au public. « Avant cela, rares étaient ceux qui partaient sur les traces de Vincent, si ce n’est des chercheurs et des écrivains. », resitue Régine. L’année suivante, le tournage de La Vie passionnée de Vincent van Gogh, de Vincente Minnelli, acheva d’asseoir la réputation du restaurant, que les talents culinaires et l’ardeur à la tâche de Micheline avaient déjà largement contribué à forger.

André Malraux, Claude Chabrol, Serge Poliakoff…

Car les Tagliana ne se contentèrent pas d’ouvrir une porte sur le crépuscule de la vie du peintre hollandais. « Mes parents ont réussi à créer un lieu convivial, chaleureux, que les célébrités du monde de l’art aimaient fréquenter », précise Régine. André Malraux, le peintre Serge Poliakoff, mais aussi Claude Chabrol ou encore Jean-Claude Brialy, venaient ainsi régulièrement au restaurant. « C’était vraiment le cœur culturel de la région. », résume celle qui baigna toute son enfance dans ce climat d’effervescence intellectuelle. Une atmosphère que Roger Tagliana s’appliqua à entretenir durant près de trente ans.

Doté d’une réelle sensibilité artistique - lui-même chantait et jouait du piano -, Roger organisa en effet de nombreuses expositions, jusqu’à ouvrir une galerie au premier étage de son établissement. Accomplissant en cela le rêve de Van Gogh, qui avait toujours désiré exposer ses œuvres dans un café, il donna ainsi à de nombreux jeunes artistes la chance de montrer leur travail, tandis que d’autres, plus confirmés, trouvèrent sur les murs du restaurant un espace à la mesure de leur talent. Ainsi, la première rétrospective de l’oeuvre d’Emile Bernard y fut-elle organisée; le sculpteur Ossip Zadkine y exposa son Van Gogh; le compositeur Iannis Xenakis y créa même une œuvre. Autant d’illustrations de l’aura acquise par le restaurant, et de la passion qui rendit une telle gageure possible.

La mort de Roger, en 1981, n’eut pas seulement pour conséquence de voir disparaître cette chaleur humaine qui avait tant contribué à faire du restaurant Van Gogh un pôle d’attraction incontournable. Elle laissa Micheline seule, harassée par trente ans de travail quotidien. « Mon père était une sorte de chef d’orchestre, tourné vers la représentation. Mais ma mère devait gérer une salle de 80 à 100 couverts quotidiennement, sans compter le salon de thé. Physiquement, elle était profondément usée. », analyse Régine, qui épaula sa mère, jusqu’à la fin de l’aventure, en 1986. La vente était dès lors devenue inévitable. L’offre et le projet de Dominique-Charles Janssens, tombé amoureux des lieux, retinrent très vite l’attention des Tagliana. Plusieurs mois de travaux ambitieux plus tard, le restaurant Van Gogh n’était plus. Le temps de l’Auberge Ravoux (re)commençait.

Une inévitable nostalgie enveloppe les propos de Régine Tagliana lorsqu’elle déroule ses souvenirs. Pour autant, l’évocation de son passé n’en est pas prisonnière : « Souvent, les gens me rappellent que j’ai vécu dans un lieu exceptionnel, et c’est vrai ! Au fond, je suis heureuse de pouvoir en parler maintenant, d’autant plus qu’il ne subsiste plus rien aujourd’hui du restaurant que j’ai connu. Par conséquent, je suis heureuse de pouvoir témoigner de cette mémoire. » Une mémoire qui fait aujourd’hui partie intégrante de l’histoire d’Auvers.

http://www.maisondevangogh.fr/fr/auberge-ravoux.php

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