Cézanne bouscule les lignes à l’Estaque

Cézanne bouscule les lignes à l’Estaque

Marseille, patchwork de 111 villages, butte à l’Est et à l’Ouest sur des frontières minérales, des massifs calcaires où s’alanguissent les calanques : l’Estaque au Nord et les Goudes au Sud. Si ces dernières tournent le dos à la ville, l’Estaque l’enserre en un amphithéâtre où la mer et les îles étirent le décor. Ce fut et c’est encore un village pour les petites gens qui défendent jalousement leur seul trésor : une beauté sans fard où la lumière triomphe.

« Le soleil est si effrayant qu'il me semble que les objets s'enlèvent en silhouette, non pas seulement en blanc ou noir, mais en bleu, en rouge, en brun, en violet. Je puis me tromper, mais il me semble que c'est l'antipode du modelé. » Ainsi parlait Paul Cézanne, s’adressant en une lettre enthousiaste à son ami et son maître, Camille Pissarro, installé dans sur la rive de l’Oise. C’était depuis les hauteurs de l’Estaque qu’il gravait ces mots enflammés, ce refuge marseillais blotti entre mer et collines où, fuyant la guerre de 1870 et la conscription, le peintre se protégeait des temps guerriers et, accessoirement, d’Aix qui ne l’aimait guère.

Cézanne y fera plusieurs séjours, une soixantaine de toiles et ses premières marines. Face à cette rade de Marseille, cernée de pentes arides où de maigres garrigues survivent, la lumière le dispute aux reflets changeants de la Méditerranée. Apparaît au peintre une évidence : « il faut faire des toiles de deux mètres au moins ».

Et le travail qu’il avait commencé sur la forme à Auvers ou Aix, prend ici toute sa force, annonçant les audaces à venir, des fauves et des cubistes. Il abolit les règles classiques de la perspective, tronque quelques toiles par le cadre du tableau qui estompe sans réduire, ose les ocres et les rouges autant que les verts et les bleus. Ses Roches à l’Estaque, comme ses carrières de Bibemus, consacreront ce travail de simplification qui fera de Cézanne un précurseur de la peinture moderne, le premier des cubistes.

Vues plongeantes ou au ras de l’eau, l’ami d’Emile Zola (qui situa lui, sa nouvelle Naïs Micoulin à Château Fallet) ne se lasse pas de ces paysages où s’emmêlent les formes industrielles et une nature rude que Cézanne parcourt dans tous les sens et par tous les chemins. Du piémont de la Nerthe où s’agrippent le romarin, les pins d’Alep, le genévrier, aux ruelles du village sur lesquelles donnent les courées (1) Cézanne fuit « l’invasion des bipèdes ». Comme avant lui Pierre Puget ou Adolphe Monticelli qu’il admire, il aime pourtant, depuis son modeste refuge près de la gare et du château Bovis, se perdre dans ces pentes qui courent vers le petit port. Loin des brumes du nord il y retrouve ce petit peuple de pêcheurs ou de briquetiers qui sirote aux heures tièdes quelques fraîcheurs anisées ou les vins du pays.

Son regard à travers les pins, sa vue de la rade de Marseille, ses tuiles d’où émerge une cheminée d’usine, sont pour Cézanne qui l’écrit encore à Pissarro « comme une carte à jouer. Des toits rouges sur la mer bleue. » « Si le temps devient propice, peut-être pourrai-je les pousser jusqu'au bout » ajoute encore le Provençal, comme s’il en doutait. Il traçait le chemin où Renoir, Derain, Braque viendraient à leur tour se perdre et triompher.

(1) : petites maisons que construisaient à leur propre usage, les immigrés italiens travaillant dans les briquetteries.

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