L’impressionnisme au prisme des sciences cognitives

L’impressionnisme au prisme des sciences cognitives

Judith Haziot est docteur en sciences. Elle est l’auteur d’une thèse intitulée X. Un travail passionnant, qui contribue s’il en était besoin à mettre en lumière le génie des impressionnistes et la profondeur de leurs intuitions. Elle revient dans le Mag’Art sur le fruit de ses recherches. Attention : entretien fleuve (mais passionnant).

Nos connaissances sur le fonctionnement de la vue humaine se sont considérablement accrues grâce aux neurosciences. Que nous apprennent-elles ?

En effet. Nos connaissances sur la vision humaine se sont longtemps résumées à l’analogie de l’œil avec l’appareil photographique argentique. On pensait que l’iris, comme le diaphragme de l’objectif, était chargé de contrôler la quantité de lumière passant dans l’œil ; et le cristallin, comme la lentille de verre de l’appareil photographique, faisait converger les rayons lumineux, qui permettaient à l’image vue de se projeter, inversée, sur le film ou la rétine de l’œil. On se doutait que d’une manière ou d’une autre, l’image était « remise à l’endroit » par notre cerveau, mais on n’en savait pas beaucoup plus. L’œil était considéré comme l’organe principal de la vision.

Pourtant, malgré les similitudes, la vision humaine fonctionne de manière beaucoup plus complexe que l’appareil photographique, alors que, paradoxalement, l’image projetée sur la rétine est de bien piètre qualité, comparée à la netteté de l’image projetée sur le film argentique.

Grâce aux progrès en neurosciences et psychologie cognitive, on sait maintenant que l’œil ne procède qu’à un traitement de l’image très sommaire. L’image rétinienne doit être transmise, traitée et interprétée par le cerveau afin de devenir intelligible pour l’esprit humain. Comme l’a souligné Michel Imbert, neuroscientifique spécialiste de la perception visuelle, « C’est le cerveau qui voit, ce n’est pas l’œil ».

L’image située dans l’œil est de qualité médiocre. En effet, avant de se projeter sur la rétine, fond de l’œil tapissé de photorécepteurs (premiers neurones de la vision), les rayons lumineux doivent traverser la cornée, le cristallin et l’humeur vitrée, zones qui ne sont que d’une transparence approximative. La rétine est elle-même traversée par endroits par des vaisseaux sanguins, qui altèrent la netteté de l’image rétinienne. Enfin, chaque rétine est interrompue par un point aveugle, zone où le nerf optique quitte la rétine pour atteindre le lobe occipital, spécialisé dans la vision : ce point est dit aveugle, car aucun photorécepteur ne s’y trouve. En un mot, l’image rétinienne est plutôt du Claude Monet dernière manière que du Poussin fin et précis !

Comment se fait-il donc que nous voyons pourtant si bien ?

L’image projetée sur la rétine n’est qu’une base de départ. Le nerf optique part de l’œil pour transmettre ses informations au cerveau, en majorité vers l’aire visuelle primaire, située dans l’occiput, puis dans les aires secondaires. C’est à la suite d’une série de traitements complexes et simultanés, que l’image rétinienne, floue, terne et plate, est affinée par l’interprétation du sujet. Cela dépend de l’expérience de celui-ci, de ses connaissances en mémoire, du contexte, de son état émotionnel et attentionnel.

Il nous faut donc « apprendre à voir ». Bien que certaines facultés visuelles existent à la naissance, celles-ci doivent être développées et diversifiées, pendant la période critique des premiers mois et années de vie, quand le bébé découvre et explore, avec ses cinq sens et sa motricité, son environnement. Si l’expérience ne vient pas renforcer et confirmer ses facultés, celles-ci risquent de disparaître, ou d’être sérieusement altérées. Ainsi, si le cerveau visuel n’est pas stimulé, le sujet peut devenir aveugle, alors même que ses yeux sont en parfaite santé. Il en est de même si le cerveau visuel est détruit (suite à un choc violent à la tête par exemple). On appelle cela la cécité corticale.

En revanche, quand le sujet se développe normalement, le cerveau va développer ses compétences et spécialisations dans la reconnaissance visuelle : perception de la profondeur, du mouvement, des couleurs, des visages, des objets, et bien d’autres choses.

Notons enfin que ce que nous voyons dépend de ce qu’il nous importe de voir : notre attention, nos émotions, nos besoins jouent beaucoup sur ce que nous percevons réellement, consciemment. A l’origine pour la chasse, la sauvegarde ou la reproduction, nous voyons, au moins comme tous les mammifères, ce qui nous intéresse, ce dont nous avons besoin, et ignorons le reste. Notre vision va à l’essentiel, et ne traite pas avec la même précision tout le champ de vision.

On comprend donc que la vision humaine est loin de fonctionner avec la régularité et l’uniformité d’un appareil d’enregistrement. Elle est le fruit d’un processus d’apprentissage, qui trie, sélectionne et interprète les informations en fonction des nécessités, des goûts et des besoins du sujet, ceux-ci fluctuant à chaque instant.

A la lecture de vos travaux, on apprend que les peintres impressionnistes ont eu en leur temps des intuitions foudroyantes que les sciences ont depuis confirmées. Quelles sont-elles ?

Tout d’abord, les peintres impressionnistes ont compris qu’une image n’avait pas besoin d’être nette et traitée dans les moindres détails pour toucher le spectateur et être comprise. En effet, comme mentionné précédemment, non seulement l’image rétinienne est de qualité médiocre, mais nous ne voyons réellement que ce qui nous intéresse ou nous est nécessaire, dans un temps donné.

Or les Impressionnistes souhaitaient avant tout rendre une sensation visuelle et colorée à partir de ce que l'œil perçoit sur le vif, d’après nature, et retranscrire cette sensation sur la toile. Il n’était plus question de penser longtemps la composition, de faire des croquis préparatoires, avant de se mettre à peindre : c’était la sensation spontanée, immédiate, qu’il fallait exprimer sur la toile.

Cette ambition des Impressionnistes de figer une impression visuelle fugitive faisait intervenir le facteur temps, dans la manière de peindre, et de penser le regard. Que voyons-nous lorsque nous jetons un coup d’œil rapide sur une scène ? Quelle « impression » gardons-nous lorsque nous voyons une scène un très court instant ? Qu’avons-nous retenu, qu’avons-nous ignoré ? Telles sont les questions que ces peintres se sont posé, plus ou moins consciemment, et qui les ont amenés à pressentir avec justesse comment fonctionne effectivement notre perception visuelle.

Les « pochades » (peintures réalisées très vite, d’après nature) de Claude Monet, très courantes dans les vingt premières années de sa carrière, parlent d’elles-mêmes, tout comme les peintures de Berthe Morisot, où l’impatience et la frénésie de l’artiste se ressentent dans ces touches en coups de sabres, dans cette quête désespérée pour arrêter le temps. Les peintres veulent y saisir ce qui les a eux-mêmes saisis : une atmosphère humide et triste d’un après-midi breton pluvieux, par exemple, une expression concentrée ou rêveuse sur le visage d’un enfant, un rayon de soleil sur un bâtiment, etc… L’arrière-plan, le mur ou les arbres derrière, les meubles, sont traités très sommairement, voire pas du tout. Et pour cause : une personne spectatrice de cette scène ne les aurait pas vus non plus, du moins pas en un temps si court.

Diverses expériences en psychologie cognitive démontrent le rôle de l’attention dans la perception. Certains éléments de l’image vue sont tout bonnement ignorés, quand notre attention se porte sur une autre tâche.

La technique de l’ « eye-tracking », dispositif permettant de suivre le parcours et le temps de regard de sujets face à une image, montre ce qui intéresse vraiment un sujet dans une image. Dans ces expériences, on constate que les figures humaines attirent le plus l’attention : le visage en particulier, et les yeux surtout, ainsi que la bouche, car ce sont les principaux indicateurs d’émotions, ce a quoi nous sommes particulièrement sensibles. S’il ne se trouve pas d’être humain dans l’image, mais des animaux, ceux-ci capteront notre attention. Sinon, les grands éléments structurant et séparant les espaces… Là encore, les petits détails ne sont pas, ou peu observés, surtout si le temps d’observation est court.

Dans la peinture classique, chaque tableau était longuement travaillé, en détails, après un laborieux travail de composition, d’esquisse, le plus souvent en atelier. La réalisation du tableau prenait du temps, la contemplation aussi. Mais les détails finement décrits à l’arrière plan des tableaux d’histoires ou mythologiques sont « invisibles » pour un spectateur pressé !

Mais c’est Van Gogh qui a compris, avec plus de conscience que les impressionnistes, que l’imprécision n’est pas un « problème » pour notre vision et notre compréhension, au contraire. Il écrit en effet que l’achèvement d’une figure avec tous ses détails est inutile pour appréhender le tableau ou le dessin, en comprendre le sens. Les Impressionnistes, dont Berthe Morisot en tête, avaient pressenti les vertus de l’inachevé en peinture, ce que le graphisme pratiquait déjà de longue date, au moins depuis Rembrandt. Mais Van Gogh, d’abord dans ses dessins, puis dans sa peinture, laissera les figures inachevées ou à peine esquissées et dira être content qu’on ne distingue pas dans un dessin s’il s’agit d’herbe ou de choux, car, écrit-il, « trop de détails effacent la rêverie. » Or, nous avons vu que l’image rétinienne traitée par le cerveau est médiocre, et inachevée en quelque sorte. Le cerveau ne cesse de construire des scénarios à partir des informations parcellaires que lui envoie la rétine. Van Gogh a aussi pressenti cela avec une lucidité étonnante en nous donnant à voir ces images sans détails superflus mais dont le cerveau capte immédiatement la puissance émotive.

Le travail de Van Gogh sur les couleurs, notamment durant sa période arlésienne, est particulièrement fascinant. Pourriez-vous nous expliquer en quoi ?

Avant son séjour à Paris, durant sa période dite « hollandaise », Van Gogh préférait les gris et bruns sombres, le bistre et le bitume, pour reprendre ses mots : tons terreux plus évocateurs de la condition des paysans brabançons, qui apparaissent alors comme façonnés par cette terre qu’ils travaillent jour après jour.

C’est lors de son séjour dans la capitale française que Van Gogh s’ouvre à une palette claire : il fait la connaissance des Impressionnistes que son frère Théo expose dans sa galerie de Montmartre ; il se met aussi à collectionner les estampes japonaises qui usent de contours noirs tranchés et de couleurs vives ; enfin il découvre les œuvres de Monticelli, peintre marseillais, qui use de vifs contrastes colorés et d’une touche épaisse. Sa palette change radicalement.

Après quelques mois à Paris, Van Gogh qui préfère la campagne à la ville, part donc pour Arles, vers le soleil du midi, pour poursuivre ses recherches, riches de ses nouvelles découvertes. Sa palette continue de s’illuminer, son œuvre devient prolifique. Il explore alors bien plus qu’à Paris la théorie des complémentaires, qu’il connaît depuis longtemps grâce à Delacroix, mais que ses tons bruns l’empêchaient de mettre en pratique.

Mais ce qui est fascinant, au regard des sciences cognitives d’aujourd’hui, ce sont les trois oppositions de couleurs considérées comme fondamentales par Van Gogh : l’opposition bleu/jaune, ciel bleu/blés mûrs par exemple, symbole de bonheur et de joie ; l’opposition vert/rouge, comme dans le Café de nuit ou le Fauteuil de Gauguin, symboles des émotions négatives et maléfiques comme la colère, la tristesse, la haine ; quant à l’opposition noir/blanc, elle était pour lui qui dessinait beaucoup l’équivalent, en clair/obscur, des oppositions des complémentaires.

Or ces trois oppositions sont précisément les premières, et stricto sensu, les seules, que reçoit notre œil, avant tout traitement par le cerveau ! C’est comme si Van Gogh avait pressenti ces découvertes, ou comme s’il avait eu par ses recherches comme une surconscience des mécanismes de la vision humaine. Ainsi l’art et la science se touchent par des méthodes et des procédés radicalement différents.

Car notre perception de toutes les couleurs possibles est le fruit d’un traitement et d’une interprétation par notre cortex, à partir de ce que reçoit la rétine et la rétine ne perçoit que les trois oppositions décrites par Van Gogh !

En effet, les premiers neurones de la vision, situés dans la rétine, sont les photorécepteurs en cônes ou en bâtonnets. Les cônes, de trois types, sont sensibles respectivement au bleu, au vert et au rouge ; les bâtonnets ne sont sensibles qu’aux contrastes lumineux, ou au clair-obscur si l’on peut dire !

Les informations lumineuses et colorées reçues par les photorécepteurs sont transmises aux cellules ganglionnaires (troisième et dernière couche de neurones de la rétine) qui forment le nerf optique, faisceau de fibres sortant de l’œil pour entrer dans le cerveau.

Or chaque cellule ganglionnaire reçoit les messages de deux types de photorécepteurs. On dit que ce sont des cellules à oppositions de couleurs, dont le champ récepteur est organisé selon un mode binaire centre/pourtour et on/off :

- Les cellules à opposition rouge/vert et les cellules à opposition vert/rouge reçoivent les informations des cônes sensibles respectivement au rouge et au vert.

 

- Les cellules à opposition jaune/bleu et les cellules à opposition bleu/jaune, qui reçoivent des informations des trois types de cônes : les bleus, et l’association des verts et des rouges (lumière verte+lumière rouge=lumière jaune) :

- les cellules à oppositions de luminance lumière/absence de lumière, qui reçoivent les informations des bâtonnets :

Ces couples de couleurs sont opposés les uns aux autres : ils ne peuvent pas se mélanger. Des cellules qui déchargent au rouge sont inhibées au vert, des cellules qui déchargent au bleu sont inhibées au jaune, et inversement. La variation de l’intensité de la décharge de la cellule conditionne l’intensité de la couleur (un jaune moins intense, un vert plus intense, un rouge plus intense, etc…), mais on ne percevra jamais de « jaune bleuâtre » ni de « rouge verdâtre ».

Van Gogh avait compris que l’opposition et la vibration lumineuse qui résultent de l’opposition vert/rouge et bleu/jaune trouvait sa correspondance dans le contraste de luminosité. Il mettait donc avec une étonnante lucidité un parallèle entre clair-obscur et contrastes bleu-jaune et vert-rouge. Il écrit dans une lettre que l’opposition des complémentaires dans la peinture moderne est l’équivalent du clair-obscur de la peinture classique. De manière générale, nous percevons avec plus d’immédiateté les oppositions franches, chromatiques (rouge/vert, bleu/jaune) et achromatiques (blanc/noir ou plutôt lumière/obscurité). Les autres couleurs sont le fruit d’une reconstruction subjective.

Pour finir, j'aurais aimé aborder avec vous la "touche" de peinture. Encore une fois, les recherches en neurosciences ont mis en évidence le fait que celle-ci pouvait induire des réactions cérébrales très différentes en fonction de sa forme...

La « touche » de peinture, aussi simple qu’elle puisse être, est riche d’informations pour notre perception, qui l’appréhende non comme n’importe quelle forme statique, mais comme le résultat d’un acte et d’un mouvement.

La touche visible des Impressionnistes par exemple, surtout celle de Monet dans ses « pochades », ou les coups de pinceaux impatients de Berthe Morisot par exemple, contribue à donner le sentiment de spontanéité et d’immédiateté qu’ils cherchent à exprimer.

En effet, cette touche laisse la trace du geste visible, la marque presque vivante de la main de l’artiste. Or l’homme est particulièrement sensible et alerte au mouvement, mais aussi aux traces de mouvements : quelqu’un est passé par là ! Il existe en effet un lien étroit, dans notre système cognitif, entre action et perception, entre notre système visuel et notre système moteur. Quiconque a une expérience, quoique rudimentaire, dans le maniement d'un crayon, ou tout instrument permettant de tracer des formes sur une surface, percevra de telles traces réalisées par autrui de la même façon que s'il les avait réalisées lui-même : il les percevra donc comme le fruit d'une action motrice, avec tous les paramètres que cela implique : direction du geste, vitesse, force de frottement, etc..., autant d'informations données par l'aspect de la trace. Le spectateur ne manque pas de reconstituer le geste qui a formé cette trace dans son esprit.

La touche des Impressionnistes nous renvoie donc à notre propre corps, à l’ici et maintenant de l’expérience du spectateur, qui fait ainsi référence à l’« ici et maintenant » du peintre faisant courir la brosse sur la toile qui se trouve en face de lui.

On pourrait citer aussi Seurat dont la touche n’est pas allongée en virgule comme celle des Impressionnistes : dans le pointillisme, le geste s’immobilise lorsque le pinceau chargé de peinture entre en contact avec la toile. Le point fixe de Seurat, qui se multiplie sur toute la surface de ses tableaux, donne une impression d’immobilité : le paysage a été figé, gelé pour l’éternité. Avec la touche de Monet ou Morisot, c’est au contraire le mouvement éphémère, l’urgence parfois, la violence du geste qui agresse le support, que l’on perçoit dans les œuvres où le trait est visible. Le paysage, les personnages apparaissent presque en mouvement, on sent la brise, la pluie tomber. Dans les deux cas, l’œil suit le mouvement du trait et le temps que l’œil met à parcourir la touche ou le point de Seurat induit le cerveau vers une perception d’un mouvement éphémère ou d’un instant figé.

Des expériences en psychologie cognitives ont montré que la direction du geste était un indice fondamental lors de l’apprentissage de l’écriture par exemple. Si on demande à des adultes ne comprenant pas le chinois de reproduire des caractères chinois dont les modèles révèlent la direction du geste, les adultes sujets de l’expérience suivront la direction du geste empruntée par le modèle.

Des expériences réalisés auprès d’enfants apprenant à lire et écrire ont montré que les enfants apprenaient plus vite à la fois à lire et à écrire lorsqu’ils répétaient le geste de formation de la lettre avec le doigt et le bras tout entier, et lorsqu’ils suivaient du doigt la forme de la lettre en relief. Les pleins et les déliés, qui pouvaient apparaître comme des caprices d’instituteurs, étaient en réalité riches d’informations motrices pour l’écolier, qui ne manquait pas d’y prêter attention pour apprendre.

Ces exemples témoignent des liens étroits entre gestes, mouvements, traces de geste et traces de mouvements, qui sont très étroitement liés dans notre cerveau. Le tracé vu nous renvoie au geste traçant, et donc à l’action motrice que nous aurions pu faire et pouvons faire nous même.

La touche visible en peinture nous permet donc d’une certaine manière de pénétrer au cœur du processus de fabrication de l’image, alors que lorsque la trace a disparu, on ne perçoit que le résultat de cette élaboration.

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