Guillaume Corneille : CoBrA

Guillaume Corneille : CoBrA

La plupart des visiteurs ne franchissent les portes du cimetière d’Auvers-sur-Oise que pour se rendre sur les tombes de Vincent et Théo Van Gogh. Pourtant, le peintre hollandais n’est pas le seul grand artiste à y reposer. Guillaume Corneille, co-fondateur du mouvement expérimental CoBrA, y est aussi enterré. En toute discrétion…

La scène est toujours la même ou presque. Une poignée de visiteurs parcourent les allées du cimetière d’Auvers, l’œil en éveil, à la recherche des fameuses tombes jumelles frappées du nom « Van Gogh ». L’épilogue est invariablement le même ou presque. Les regards se perdent quelques instants dans le lierre qui unit dans la mort ces deux vies immolées sur l’autel de la création - un dépôt de fleurs ponctue parfois le pèlerinage -, puis les talons se tournent en direction de la sortie. A quelques mètres des sépultures les plus célèbres du village, l’éternité offre pourtant un spectacle difficile à ignorer. Moins romantique certes, mais plus chatoyant.

La dernière demeure de Guillaume Corneille n’est pas une tombe. C’est un phare de mosaïque bleue, jaune et rouge, perdu dans un océan de stèles grises. Une manière d’éruption colorée qui signalerait un être éteint. Pour peu que la curiosité l’emporte sur la surprise, et vous voilà embarqué dans un monde résolument à part. Se pencher sur la vie - après s’être incliné sur la pierre tombale - de ce peintre néerlandais de renom, c’est en effet se frayer un chemin à travers l’histoire de l’art du XXe siècle, à une époque où l’abstraction ferraillait avec la figuration, où Chagall, Braque, Mitchell et tant d’autres virtuoses respiraient encore, où l’heure enfin, était à l’expérimentation. Corneille y versa d’ailleurs son écot, en fondant en 1948, en compagnie des poètes Christian Dotremont, Joseph Noiret et des peintres Karel Appel, Constant, et Asger Jorn, le mouvement CoBrA.

Echapper à la mutilation

Pour le groupe, qui réunissait peintres, écrivains et poètes venus du Danemark, de Belgique et des Pays-Bas, l’idée était alors aussi claire que radicale. Constant la formula ainsi : « La seule solution consiste à jeter par-dessus bord tout le patrimoine culturel : celui du négativisme moderniste aussi bien que celui du surréalisme, de l'existentialisme et de tous les autres « ismes » anachroniques. Au cours de ce processus de libération, les artistes ont compris que la culture, par sa nature même, ne rend pas possible l'expression artistique, mais au contraire la rend impossible. » Pendant trois ans, jusqu’à sa dissolution en 1951, CoBrA mit en oeuvre les principes de non-conformité, de spontanéité, de travail collectif et d’expérimentation qui l’avaient vu naître. Corneille y prit bien sûr une part active, avant de s’envoler vers d’autres cieux créatifs, voyageant de l’abstraction à l’expressionnisme, non sans s’autoriser quelques détours figuratifs et symbolistes.

« C’était un homme épris de liberté, qui pouvait partir pour le week-end, et ne revenir que trois mois plus tard !, illustre à sa façon Natacha, la femme qui partagea sa bohème durant trente ans. Il était très libertaire. Avec lui, il n’y avait ni horaire, ni contrainte. Il disait toujours : ‘Moi je suis un oiseau, si on me coupe les ailes, ça va barder.’ » Pour échapper à la mutilation, le volatil a voyagé. Beaucoup. Afrique du Nord, Amérique du Sud, peinture, gravure, sculpture : l’artiste a laissé pousser sa passion tous azimuts. La seule maîtresse à laquelle il demeura toujours fidèle fut la couleur.

A en perdre l’esprit

Pas rancunière, Natacha s’occupe une fois de plus des présentations : « Il a toujours eu cette frénésie de couleurs, cette passion de la vibration du dessin, cette flamboyance. » Des obsessions qu’elle associe volontiers à celle d’un autre artiste, néerlandais lui aussi : « Très curieusement, quand on regarde le travail de Van Gogh, on s’aperçoit que tout est aussi frisson, foisonnement de couleurs, de peinture. Ca flambe ! »

Le rapprochement peut sembler audacieux. Il n’est en rien surprenant. Même appétit d’or, d’amarante et d’azurs, même recherche incessante et… même folie. « Mon mari était maniaco-dépressif, pose sans fausse pudeur Natacha. Mais je crois que tous les grands artistes sont habités par une espèce de folie. Quand on vit aussi intensément avec l’art, avec la couleur, avec les formes, et que l’on parvient à un certain niveau, on souffre quelque part. On se consume dans cette recherche intérieure. De toute façon pour les vrais créateurs, c’est la seule manière de laisser une trace : s’investir jusqu’à s’y perdre. »

Avant l’extinction des derniers feux de sa raison, Corneille parvint pourtant à se rapprocher de la lumière qui guida sa vie d’artiste. « Van Gogh était son modèle. Il admirait bien sûr Picasso, et Matisse, mais Vincent est resté son maître absolu, éclaire sa femme. C’est d’ailleurs pour cela que nous avons vécu pendant plus de 20 ans à côté d’Auvers, à L’Isle-Adam. » Pour cela, surtout, que Corneille tint à être enterré à côté du peintre des tournesols, cet esprit intime et tutélaire, auquel il rendait régulièrement visite.

Pas un panneau, pas une flèche, pas un signe

La tristesse ne vient pas briser la voix de Natacha quand ses mots esquissent le souvenir de son défunt conjoint. Celle qui fut le modèle des grands photographes de son temps - à commencer par la sulfureuse Irina Ionesco, à l’emprise de laquelle elle arracha l’artiste - semble ne jamais s’abandonner au bonheur d’être triste. Avec elle, la nostalgie sourit à pleines dents. Même lorsqu’elle survole les aventures de ce drôle d’oiseau qu’était Corneille, ou que sa mémoire convoque l’hôpital psychiatrique où la folie guida inexorablement l’artiste. Celle qui a préféré « vivre avec quelqu’un de difficile plutôt qu’avec un imbécile » ne semble avoir aucun regret. Ou peut-être un seul : savoir qu’en dépit du talent - internationalement célébré - de celui dont elle a partagé la vie, pas un panneau, pas une flèche, pas un signe ne permet au public de savoir que Guillaume Corneille est enterré au cimetière d’Auvers.

« Tous les gens qui viennent d’Allemagne, de Hollande, du Luxembourg ou de Belgique - et ils sont nombreux - me disent : ‘On trouve l’indication fléchée menant à la tombe de Van Gogh, mais rien pointant vers la tombe de Corneille.’ », s’étonne encore Natacha, sept ans après sa disparition. « Je me moque des honneurs, de toutes ces fadaises. Au fond, je ne demande pas grand chose, seulement un petit bout de bois… ». Si son vœu venait à être exaucé, peut-être alors qu’une fleur échapperait de temps à autre à l’emprise du lierre, pour se coucher sur un morceau de mosaïque colorée…

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